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Reflets N°10 – La naissance, une aventure héroïque

09 03 2014

Etrange expérience que celle qui consiste à vérifier dans sa chair ce qui trois années auparavant avait constitué un choc inouï !

La lecture de « L’accompagnement de la naissance »1 m’avait laissé pantois.

Revivre sa naissance avec une incroyable précision m’émerveillait, et de plus, remonter au plus archaïque de ce qui constitue notre personnalité enthousiasmait le psychanalyste.

Vous convier dans mon intimité la plus profonde a pour but de vous faire partager ce qui a bouleversé autant ma vie privée que ma vie professionnelle.

Première incursion dans le déroulement de ma naissance :

«  Une sensation d’apesanteur dans le ventre de ma mère. Moment de griserie cependant éphémère. Je ne suis pas seul. J’ai un frère jumeau et il n’y a pas assez de place pour deux.

Commence alors une étrange lutte : nous tentons à tour de rôle d’occuper l’espace tant notre survie en dépend. Dans cette bataille, mon corps se dégage difficilement sous le poids plus imposant de mon frère.

Quand le rapport de force tourne en ma faveur, je renonce presqu’aussitôt :

« Je ne veux pas vivre à ce prix ! »

Cet instant d’hésitation suffit pour que le poids de mon jumeau m’écrase. Seule issue : sortir. Rester, c’est mourir à coup sûr.

J’ai la sensation d’être une tortue. L’avancée s’effectue millimètre par millimètre, comme une tortue trimballant sur son dos un poids trop lourd.

Au service de cet autre-semblable je me sens sacrifié.

Je m’épuise et me désespère en progressant si difficilement. L’envie de renoncer m’envahit. C’est la douleur insoutenable qui m’en dissuade et m’entraîne vers la sortie… 

Puis je perçois que mon jumeau renonce à lutter. Je découvre une incommensurable tristesse à travers ses paupières closes et ses yeux qui me fixent en me suppliant. Il aurait souhaité ne pas continuer, car sortir au prix de l’écrasement de son jumeau est au-dessus de ses forces… »

 

Qu’ai-je appris à cette occasion sinon porter mes souffrances sans me rebiffer jusqu’à l’insupportable, porter autrui en lisant tout de sa souffrance, et prendre en compte son désespoir et son renoncement ?

Aussi ai-je à m’étonner d’avoir embrassé la carrière de psychanalyste ? Ce métier est en adéquation avec mon histoire.

J’étais apte à porter, supporter mes souffrances et celles d’autrui. Ce premier métier me convenait fort bien. Pour autant une dimension manquait encore puisque je portais en m’écrasant.

Le psychanalyste corporel, quant à lui, est issu de ce revécu : il a pris conscience de l’histoire, a pu se pardonner et se réconcilier complètement avec lui-même et avec son frère. Ce dernier que j’ai pu percevoir à tort comme un rival, partageait en vérité le même profond désespoir.

Qu’ai-je appris d’autre grâce à ce revécu ? De pouvoir transformer mon histoire en qualité : porter sans qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, c’est-à-dire sans m’écraser ni écraser, en lisant tout de l’intimité douloureuse d’autrui et l’emmener jusqu’à sa délivrance.

Seconde incursion vers la fin de la naissance.

« Le col de l’utérus trop fermé s’apparente à un mur infranchissable. J’appelle maman à l’aide. Silence et distance de sa part.

« Je te sens si absente maman, ton regard est détourné. Tu ne veux pas des jumeaux qui représentent pour toi une charge de travail trop épuisante. Tu aurais tellement voulu une fille. Tu t’éteins progressivement et cela ne date pas que de maintenant ».

Me voilà écartelé entre le besoin vital de sortir pour nous sauver mon frère et moi et l’impossibilité d’y parvenir en douceur. Cruel dilemme !

L’insupportable douleur et le désespoir que je reçois de la part de ces êtres qui renoncent déclenchent une rage colossale.

Quel est le sens d’une vie qui renonce? Le bébé ne peut s’y résoudre, il arrache tout, déchire et sort.

L’euphorie ressentie sera de courte durée, tant le dégoût de moi l’emporte … ».

Qu’en résultera-t-il ? A cet instant-là, je me condamne à me couper de ma force et enfouir ce que je découvre. Désormais, je m’ampute de cette puissance, et par désespoir, elle surgit dévastatrice au détriment d’autrui.

Qu’ai-je appris à cette occasion ?

Que cette puissance, je pouvais apprendre à la dompter, que je pouvais la mettre au service d’autrui, quand l’autre manquait de force.

L’inouï ne se situe pas dans les affres traversées par le bébé, mais dans la possibilité de retrouver ces ressorts enfouis, de leur donner sens, de pouvoir les mettre en mots. Enfin de réussir à ne plus systématiquement se soumettre à l’inexorable fatalité, mais de la transformer. N’est-ce pas là le propre de tout vrai chemin ?

Retrouver les étapes de ma naissance fut une aventure héroïque : Me confronter à l’absurde et au non-sens apparent de la condition humaine. Jusqu’à ce que j’aperçoive la beauté de l’ordre des choses : un programme de souffrance particulier m’a été donné pour en faire une façon d’aimer unique, quand aimer c’est aider les autres.

Le psychanalyste corporel que je suis devenu, peut en « bourreau d’amour » pénétrer l’âme des personnes qu’il accompagne pour leur rappeler et ranimer cette étincelle essentielle.

Revivre sa naissance c’est donc comprendre sa disgrâce pour ne plus rester dans la souffrance de celle-ci, rejoindre la grâce qui y correspond et la développer.

Est-ce que la première naissance, celle du bébé, consisterait à apprendre à vivre avec sa petitesse ? Puis la re-naissance représenterait également le début d’un apprentissage pour vivre et servir avec sa grandeur ?

Jean-Luc Kopp

Psychanalyste, psychanalyste corporel, membre du bureau de l’IFPC

Reflets N°10

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